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TOMORROW STORIES

 


 

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PRESENTATION ET ANALYSE

 

Tomorrow Stories est un titre un peu à part dans la collection ABC puisqu’il s’agit d’une anthologie, chaque numéro se divise en général en 4 strips de 6 pages, où Moore et les artistes développent des genres très différents, plus axés sur l’humour et les expérimentations formelles que les autres séries. Moore a toujours dit que ses grandes influences étaient Harvey Kurtzmann (MAD, dont il a dit que les deux premières années constituaient le summum dans l’histoire des comic-books) et Will Eisner (créateur du Spirit et premier grand théoricien de la bande dessinée, sans doute le plus grand pionnier que le médium ait connu), et l’influence de ces deux artistes se ressent plus dans Tomorrow Stories que partout ailleurs. De même il rend hommage à ses personnages de comics favoris, Le Spirit, PlasticMan, Captain Marvel, Fighting American,

Les histoires courtes sont toujours quelque chose de particulier, que très peu d’auteurs arrivent à gérer intelligemment. En 6 pages, on ne peut pas tricher : si l’auteur n’a rien à dire, ça se voit clairement ; le lecteur peut se laisser aller dans des longues histoires sans réelles idées, mais, paradoxalement, finir une histoire de 6 pages sans avoir vu un pourquoi du comment est totalement inintéressant. Le format court encourage aussi clairement plus à avoir un sens précis de la construction des planches, et donc pousse souvent à expérimenter plus ardemment.

Moore a toujours été très bon à ce jeu : dès ses débuts dans 2000 AD (avec les «Futures Schocks», des histoires courtes indépendantes ou ses sagas DR & Quinch et Halo Jones)  et Warrior (car V For Vendetta et Marvelman étaient publiés par séquences courtes, comme d’ailleurs ses Captain Britain chez Marvel UK, bientôt réédités en TPB chez Marvel), il excellait, et il est évidemment toujours aussi bon aujourd’hui avec Tomorrow Stories.

Beaucoup de concept des America’s Best Comics se retrouvent ici poussés à leur paroxysme. Ainsi il n’y a vraiment aucune forme de continuité, il y a vraiment un aspect intemporel, et chaque histoire est absolument et définitivement indépendante.

 

GREYSHIRT (avec Rick Veitch) :

Greyshirt est, avant tout et plus que n’importe quoi d’autre, une version nouvelle du Spirit de Will Eisner. Il s’agit d’un ancien truand qui s’ennuyait, et qui est devenu justicier masqué par amour du risque et de l’aventure dans la ville sombre et mystérieuse nommée Indigo City. Indigo, ville formée dans un cratère, est une version postmoderne de Gotham, où l’on ne sait jamais si l’on est dans les 30’s ou dans le futur, les criminels fous y sont présents à foison, de même que les losers et les femmes fatales typiques. L’atmosphère est extrêmement sombre et délirante, les costumes sont délicieusement kitsch, tout le monde est plus ou moins un traître, la monnaie utilisée est le diamant, … Comme toutes les villes que Moore a créé pour les ABC, Indigo présente de nombreuses surprises et idées nouvelles dans chaque nouveau strip. Greyshirt est un gentleman dandy type, portant costard et chapeau, et est soutenu dans sa lutte contre le crime par un side-kick du plus bel effet, une sorte de moine hindou semblant être en permanence sous acide.

Les histoires, pour la plupart, fonctionnent selon les procédés des meilleures histoires du Spirit (celles réalisées après la guerre et dans les 50’s), à savoir que le personnage n’apparaît qu’au début et à la fin de chaque strip. Ainsi l’intrigue se focalise sur un personnage secondaire, en général un loser ou un malchanceux qui se trouvera dans une situation qui lui vaudra d’être incarcéré par le «héros», lequel finit souvent par symboliser la justice aveugle (les fins, toujours très travaillées, construites comme des petites morales cyniques à la EC Comics, laissent souvent un arrière-goût de malaise).

Comme pour le Spirit, on retrouve des constructions toujours délirantes pour les titres et «crédits» au début de chaque histoire, le mot «Spirit» (ou «Greyshirt» ici) se cachant dans l’architecture, dans des affiches, voire à travers des collages très ingénieux. L’ambiance est très sombre, mais peut être aussi naïve, voire caricaturale (comme les autres strips de Tomorrow Stories, on plonge souvent dans l’autocaricature, parodie de parodie au 1000ème degré, fonctionnant toujours sur pleins de niveaux différents), et surtout très différente d’un épisode à l’autre.

Ces histoires sont aussi souvent placées dans l’esprit des histoires les plus expérimentales du Spirit, avec des jeux très intelligent, voire particulièrement novateurs, dans les mises en pages.

Ainsi peut-on prendre pour exemple l’excellent épisode paru dans le 2ème  Tomorrow Stories : chaque planche se divise en quatre cases horizontales, chaque case se passant à un étage différent d’un même immeuble et à une décennie différente. On voit donc deux des personnages, jeunes en bas de pages et vieux en haut, lors de quatre situations évoluant sur les 8 pages. Sans révéler l’histoire ni rentrer dans les détails, j’ajouterai que ce procédé permet d’utiliser différents modes de lectures : traditionnel (page par page), situation par situation (les quatre histoires, soit une par une, soit dans l’ordre des pages), ces deux cas à l’envers (du bas vers le haut, soit chronologiquement), voire alterner les lectures. On se rend compte ainsi que chaque lecture fonctionne puisqu’il y a des liens (il y a toujours un dialogue ou élément qui «répond» à la case du dessus, celle du dessous, et celle équivalente dans la page précédente). Ce petit jeu est particulièrement subtil et parfaitement ficelé, et l’histoire en elle-même est très forte, très humaine, elle a un vrai sens. C’est toujours épatant de voir de médiocres scénaristes tenir des années sur des longues storylines illisibles et inimaginatives, puis de voir un tel joyau tenir en 8 pages.

Les autres histoires de Greyshirt peuvent être une comédie musicale, un conte philosophique, une histoire délirante de voyage dans le temps, … On s’ennuie rarement (l’exception étant peut-être le strip très bateau racontant les origines du héros). Il est à noter que Moore avait déjà parsemé ses œuvres d’hommages au Spirit (les titres dans Swamp Thing, notamment) et avait même réalisé en 97 des «nouvelles» aventures  du Spirit, avec Dave Gibbons et Daniel Torres.

Rick Veitch, le dessinateur de Greyshirt, est peut-être le plus important et plus proche collaborateur de Moore sur l’ensemble de sa carrière. Après être sorti de la fameuse Kubert School avec Steve Bissette et John Totleben, il rejoint puis remplace ceux-ci auprès de Moore dans Swamp Thing, dont il va jusqu’à reprendre le scénario après Moore. Un conflit célèbre avec DC (l’apparition de quelqu’un qui semble bien être Jésus dans Swamp Thing # 88 effraye DC, qui ne publie pas le comic) le fait partir (alors qu’il était parti pour être un membre de cette «guilde britannique» avec Gaiman, Morrisson et les autres, il prévoyait même un gros «crossover» DC avant son départ).

Il a aussi réalisé pour EPIC, l’excellent The ONE, premier d’une série de travaux redéfinissant le super-héros passant à l’age adulte (BratPack, Maximortal), ainsi qu’une histoire avec Moore pour Epic Illustrated. Il dessine aussi une l’histoire de Moore dans AARGH (ouvrage collectif anti-homophobie publié par Mad Love, la défunte compagnie créée par Moore à la fin des 80’s), puis fonde sa maison d’édition, King Hell Press, où il publie ou republie ses comics de super-héros , ainsi que Rare Bit Fiend, un comic très intéressant et expérimental sur les rêves (qu’il lui arrive de continuer sur Internet aujourd’hui).

Il collabore aussi à cette époque aux fameuses Teenage Mutant Ninja Turtles, ainsi qu’à d’autres projets chez Tundra (autre fameuse compagnie indépendante défunte fondée par Peter Laird et Kevin Eastmann, les créateurs des TMNT).

En 1993, encore avec Moore, Bissette et Totleben, il travaille sur l’excellentissime 1963, version retro-punk-post-moderne du Marvel des origines, pour Image. Plus tard il collabore avec Moore à Suprême (réalisant les parties «flash-backs»), écrit une trop courte série Cy-Gor pour Todd McFarlane, et existe aussi «dans l’ombre», collaborant (au designs des personnages, surtout) avec ses amis divers : Paul Jenkins, Neil Gaiman et Moore (d’ailleurs, le faux créateur du Sentry de Jenkins pour Marvel, «Artie Rosen», devait à l’origine s’appeler Chick Rivet, anagramme de Rick Veitch. De même certaines discussions avec Moore ou Gaiman ont influencés leurs travaux).

Finalement, le deal Wildstorm/DC le pousse, comme Moore, à bosser pour DC à nouveau avec Greyshirt. Mais Veitch avait annoncé d’emblée qu’il quitterait le navire après la fin du contrat (12 numéros). DC a depuis fait une sorte de mea-culpa pour l’affaire de Swamp Thing # 88, ce qui a poussé Veitch à rester. Après Tomorrow Stories # 12, Greyshirt reviendra ainsi dans une mini-série, écrite et dessinée par Veitch, sur une intrigue réalisée avec Moore, et avec des dessinateurs «guests» de talent, comme Dave Gibbons, David Lloyd ou Russ Heath. Veitch collabore aussi à la maxi-série Fantastic Four : TWGCM de Erik Larsen.

Il est également le fondateur du site COMICON (www.comicon.com), convention virtuelle qui abrite de nombreux artistes et depuis peu le fameux Newsarama, le site d’information principal sur les comics.

Il a un style assez classique et clair, assez organique et très axé sur les détails, comme tout bon élève de la Kubert School. Mais il s’est spécialisé avant tout dans «l’imitation», réussissant à faire du Eisner, du Kirby ou du Ditko sans y perdre un style reconnaissable au premier coup d’œil.

 

FIRST AMERICAN & U.S. ANGEL (avec Jim Baikie) :

Le First American est également une variation sur un personnage du Golden Age, ici le Fighting American, qui était lui-même une variante de Captain America créé dans les 50’s par les mêmes personnes, le fameux duo Joe Simon & Jack Kirby. Simon et Kirby l’avaient uniquement créé car ils n’avaient plus les droits de Captain America, mais la période n’était plus à la gloire inconditionnelle de l’Amérique, aussi ont-ils vite transformé le nouveau personnage en une parodie, dans des strips satiriques ridiculisant la naïveté des comics de super-héros et la propagande américaine dont ils étaient eux-mêmes (et redevinrent par la suite) des hérauts.

First American est donc un américain en collants blancs, rouges et bleus combattant le crime et la subversion communiste de façon ridicule avec sa jeune partenaire blonde et parfois prepubère U.S.Angel. Le personnage est définitivement ridicul : grande gueule, beauf à l’extrême et sûr de lui, à la façon d’un «redneck» américain type. Il ne pense qu’à son apparence et au sexe.

L’objectif de Moore et Baikie est de raviver l’humour politique, et pour ceci, ils s’inspirent évidemment énormément de MAD, dont le style d’humour est très présent (une vanne par case, des petits détails partout, un humour «over the top», limite potache). La série a commencé fort, avec une descente en règle, assez intelligente et très drôle, de la «trash T.V/», notamment le Jerry Springer Show ; puis elle a abordé l’idée de nostalgie, la famille, la façon qu’ont les Américains de réécrire leur histoire (et la façon dont celle-ci se confond avec la pop-culture), jusqu’à récemment la parodie de démocratie à laquelle on a assisté durant les dernières élections présidentielles.

Cependant, Moore et Baikie sont parfois un peu «à côté de la plaque», et au fur et à mesure, on a plus l’impression d’assister à un hommage à MAD qu’à un vrai strip humoristique moderne, les thèmes abordés le sont toujours de façon potache et, même si tout est ridiculisé, finissent par avoir peu de sens, ce qui est assez paradoxal (rendre un hommage à la caricature politique sans en faire vraiment). De plus, la «cible» de l’humour dévie un peu : Moore reprochait à la BD humoristique d’être un peu «incestueuse», c’est à dire de plus se moquer d’autres BDs que de faits extérieurs, cependant il répète les vannes sur les super-héros (notamment l’aspect sexuel, la pédophilie sous-entendue dans les rapports super-héros/sidekicks est toujours présente, pas un strip n’évite une référence), certes drôle, mais un tantinet opposé au concept de base. De plus, notons-le, hommage ou pas, l’humour potache répétitif manque de la subtilité qui caractérise si bien Moore, non que ce soit vulgaire, bête ou même manquant de profondeur, mais ça reste moyen pour du Moore. Ce qui en fait sans doute le moins intéressant des strips de Tomorrow Stories.

Certains strips sont cependant très bons. Outre le premier sur la télé, donc, il existe un excellent strip dans le AMERICA’S BEST COMICS SPECIAL, dessiné par Sergio Aragones, où quasiment chaque dialogue est drôle.

Jim Baikie n’est pas un grand artiste, mais il a l’avantage d’avoir conscience de ses forces (trait énergique, talent pour les expressions exagérées, sens du détail assez poussé) et ses faiblesses (poses répétitives, personnages souvent déséquilibrés), aussi il n’hésite pas à s’auto-caricaturer. Il a évidemment lu beaucoup de MAD et ça se sent, tant ses planches en reprennent moult éléments. Par le passé, il a surtout été connu pour ses projets en Angleterre, notamment les aventures SF délirantes de SKIZZ (oui, là encore, avec Alan Moore, dans 2000 AD…) qu’il a dessinées puis réalisées entièrement. Il est aussi, avec Sean Phillips et Duncan Fegredo, l’un des artistes du New Statesman, comic politique violent de John Smith.

COBWEB (avec Melinda Gebbie, entre autres) :

Cobweb est la série la plus imprévisible, bizarre et expérimentale de toute la ligne ABC, de loin. Ce qui rend difficile le fait de l’expliquer. L’héroïne est une aventurière masquée, ici encore, une bourgeoise qui lutte contre le crime pour ne pas s’ennuyer, aux côtés de sa charmante sidekick Clarice. Les 2 héroïnes agissent elles aussi à Indigo City, uniquement de nuit. Cobweb peut faire penser à des aventurières comme Phantom Lady, une demoiselle masqué vêtue de «peu» (un des gimmicks d’origine de ABC était de dire pour présenter Cobweb qu’on ne pouvait jamais savoir si oui ou non elle portait des sous-vêtements), s’exprimant de façon surréaliste et naïve.

L’élément principal de Cobweb est la présence permanente de sous-entendus sexuels, tout est faussement glamour, tout en étant à la limite du symbolisme pornographique. Pas un dialogue entre Cobweb et Clarice n’est dénué de sous-entendu lesbien, tout «vilain» visible semble à un moment ou à un autre avoir avec Cobweb des relations d’ordre sexuel (en général sado-maso)… Ce jeu sur le glamour ne fonctionne pas du tout comme justification d’un truc fait uniquement pour titiller les sexualités adolescentes (Top Cow vient à l’esprit, mais quasiment tous les titres mainstreams fonctionnent là dessus, la bimbo étant devenue le modèle féminin normal), mais ne nie pas l’importance sexuelle des comics une seconde. Le graphisme de Gebbie peut même accentuer un certain mal à l’aise (car son style est justement à l’opposé du style considéré comme glamour ou excitant).

Outre ces sous-entendus sexuels, les histoires de Cobweb sont très variées, alternant l’humour avec la poésie la plus totale. Il est assez fréquemment fait référence à des genres existant du comic ou de la culture populaire, souvent sous un point de vue féministe, développant ces genres en fonction de l’image qu’ils donnaient de la femme.

Ainsi l’une des histoires est une version quasiment abstraite des «bimbos in space» de Wallace Wood ; une autre est une nouvelle illustrée de type pornographique décalé, … On peut noter quelques histoires en particulier, comme une parfaite variation sur l’aspect «grave» des EC comics (dans celle-ci, Cobweb est une enfant se prenant déjà pour une super-héroine dans un monde très réaliste, sombre – ce genre de comics des 50’s où les maris battent leurs femmes, où les policiers sont véreux, toxicomanes et infidèles – une page sur deux fonctionne du point de vue naïf de l’enfant, l’autre du point de vue sombre des adultes) ; un strip absolument dingue nommé «la toile dans le château des larmes» (ce strip, absolument indescriptible, mélange faux collages surréalistes «pornographisant» et poésie de type «écriture automatique», même si on ne comprend rien, on sort de cette lecture remué et dérangé) ou un excellent hommage critique à la scène underground américaine (développant de façon très critique l’exploitation de la femme par ceux-là même qui militaient pour la libération sexuelle).

Pour le 8ème numéro de Tomorrow Stories était prévu un strip de Cobweb faisant référence à une histoire vraie qui impliquait le fameux L.Ron Hubard, fondateur de la tristement célèbre Eglise de Scientologie. Effrayé par une potentielle poursuite de la part de l’Eglise en question, DC refusa de publier ce strip, ce qui causa le départ de Gebbie et la colère de Moore (qui pour se venger a fait tomber à l’eau le projet de réédition «deluxe» de Watchmen et la collection de jouets – oui, le comble du ridicule : des jouets Watchmen… – pour le 15ème anniversaire du chef d’œuvre, soit un projet de deux millions de dollars pour Warner/AOL/DC, ouch…)

Par la suite, Gebbie est remplacée par Dame Darcy (une créatrice gothique et très underground, publiant MEAT CAKE chez Fantagraphics). Quant à l’histoire «interdite», elle devrait être publiée par l’éditeur Top Shelf dans un gros volume anthologique fin 2001.

Cobweb est donc le concept d’ABC le moins mainstream, et il y a certes très peu de concessions faites à la «lisibilité» par le grand public. C’est aussi celui qui a le moins tendance à être répétitif (non que les autres le soient particulièrement, mais vraiment, on ne sait jamais à quoi s’attendre de Cobweb).

Et, oui, c’est vrai : Cobweb est ce qui semble le plus déplaire aux lecteurs américains, qui pour la plupart n’y voient que du «n’importe quoi illisible».

Melinda Gebbie est une artiste un peu à part et plutôt peu connue. On retrouve ses traces semble-t-il dans la scène Underground de San Francisco des 70’s (donc un sommet de la contre-culture américaine), puis longtemps après aux côtés de Moore, avec qui elle commençait au début des 90’s une très spéciale saga littéraire pornographique, LOST GIRLS. La série n’ayant pu être finie, on la revoit comme collaboratrice occasionnelle de Moore dans 1963 ou Suprême (plus pour faire une occasionnelle pin-up, une séquence «flashback» ou à part, ou simplement designer des personnages, Suprema par exemple dans Suprême).

Elle a un style très particulier, jouant sur le flou, les difformités et le psychédélisme. C’est très subtil et volontairement «plat»,  et elle cherche clairement à choquer l’œil (on ne peut pas dire que ce soit «joli»…). Elle a l’avantage de varier son style énormément, faisant des sortes d’imitations qui n’en sont pas (son style reste unique, incomparable, même quand elle fait des clins d’œil appuyés).

Le problème est qu’elle est traitée au même titre que les autres artistes, c’est-à-dire comme une artiste globalement mainstream, ce qui donne des effets bizarres (les couleurs par informatique sont souvent en décalage complet avec Gebbie, comme avec Darcy d’ailleurs). Il faut voir son style «réel» dans Lost Girls pour se rendre vraiment compte de son talent (même si Cobweb nous montre une plus grande «palette» de genres).

Quant à LOST GIRLS, cette série sera enfin publiée dans son intégralité par Top Shelf en 3 volumes (le premier étant annoncé pour l’Automne), ce qui marquera le retour d’œuvres plus «sérieuses» de Moore. On peut d’ailleurs penser que cette œuvre attirera certaines polémiques…

 

JACK B. QUICK (avec Kevin Nowlan) :

Jack B.Quick est un strip humoristique très imaginatif, sans doute une des choses les plus drôles qu’aie jamais écrit Moore, et – une fois n’est pas coutume – ce strip ne ressemble à rien de ce que le comic fait ou a fait *. Le personnage principal en est un jeune garçon de 8 ans, plutôt surdoué et passionné de sciences. Un peu trop sans doute.

Jack vit dans la ferme de ses parents, à Queerwater Creek, village typique américain et définitivement intemporel, et sème le chaos dans son entourage dès que lui vient à l’esprit un nouveau questionnement scientifique. Ainsi le village doit bien s’adapter à la rotation des planètes qui le traverse suite à la création par Jack d’un mini-système solaire ; de même, tout le monde se nourrit de vaches gigantesques, les cochons s’en prennent aux fermiers, … Jack arrive même à convaincre la police de se renseigner sur l’éventuelle propension à la boisson chez les photons.

Les aventures de Jack sont donc extrêmement délirantes, «over the top» : Moore utilise les connaissances scientifiques (notamment les théories les plus «excitantes», physique quantique, trous noirs, 4ème dimension, le chat de Schrödinger, … – dont il a prouvé dans Watchmen, Miracleman ou From Hell qu’il était adepte), puis les détourne de façon toujours imaginative et saugrenue. De même, la science se confond avec des théories plus proverbiales (ainsi, considérant qu’une tartine retombe toujours du côté beurré et qu’un chat retombe sur ses pattes, Jack s’aperçoit que beurrer le dos d’un chat l’empêche de retomber, et que c’est donc la solution pour faire voler un chat). Derrière Jack et ses expériences, on peut voir le monde entier souffrir de toutes ses folies : outre la fin du monde dont il est fréquemment responsable, on pense à ses pauvres parents, toujours au bord du suicide, qui prient pour que leur fils aille plutôt se droguer, du moment qu’il arrête la science. De même, un fermier que Jack avait aidé se retrouve assiégé par ses bêtes reconverties en milice anti-humanité dans un bref hommage à Animal Farm d’Orwell. Tous ces éléments font la particularité de Jack B. Quick et rendent son humour indescriptible.

A travers tout ça, par de petites phrases assassines, Moore se permet d’exprimer ses griefs vis à vis de «la» science et de son fonctionnement, des expériences sur les animaux comme la volonté de concevoir un monde tournant autour de, et justifié par, la science. Non que ce soit particulièrement analytique ou militant, mais c’est à noter, car quand les sous-entendus politiques sont rares et en général discrets dans les ABC, les remarques dans ce strip apparaissent radicales et sèches (ceci renforcé évidemment par l’aspect «une idée par case» du format court, qui accentue les décalages).

Jack B. Quick est le «hit» de Tomorrow Stories ; même ceux qui aiment le moins TS craquent pour lui (et pour Nowlan, certes), et de nombreux fans justifient par Jack B. Quick seul l’achat de l’anthologie.

Kevin Nowlan est, à bien des égards, l’artiste le plus subtil et talentueux qui soit dans le domaine de l’illustration. Dessinateur, encreur, coloriste, peintre et lettreur de renom, respecté par toute l’industrie pour son professionnalisme et son sens de la perfection. Ses débuts dans les 80’s, d’abord en reprenant Moon Knight après le fabuleux run de Sienkiewicz puis notamment dans ce superbe Outsiders Annual qui le fit connaître, représentent une influence majeure pour toute une scène comics (revoyons ça à la lueur des succès de Silvestri, Charest ou autres qui ont sans aucun doute apprécié ce comic). Mais (comme ses émules des années après, d’ailleurs), Nowlan est très lent, ce qui l’oblige à l’époque à rester au second plan pour ce qui est du succès public. Il réalise de nombreuses œuvres plus axées fantasy (chez Fantagraphics ou Epic, notamment avec Jan Strad), un genre où il excelle (après avoir vu une fée dessinée par Nowlan, on a tout vu de ce qu’un dessin féerique est censé être), il a ensuite disparu du comic pour revenir surtout comme encreur (de Gil Kane à Chris Sprouse, en passant par Joe Quesada, tous les artistes américains se battent pour qu’il les encre), lettreur, coloriste, peintre ou «cover-artist» (du run sur la première période de l’ongoing Wolverine aux récents Hulk Smash de Ennis et McCrea, en passant par à peu près tous les éditeurs américains, de DC à Fantagraphics), réalisant de temps en temps un comic dans son intégralité (l’excellent strip dans Batman : Black & White ou une histoire courte phénoménale de Sandman).

Son style est surtout marqué par une forte subtilité, et une volonté d’être clair, lisible, d’essayer de ne pas trop en faire sans pour autant omettre un seul détail ; les formes de ses personnages sont toujours particulières, proches par certains aspect de l’aspect 3D d’un Corben sans en avoir une seconde l’agressivité ; ça passe parfaitement, c’est un plaisir «direct» pour l’œil, et c’est encore plus beau si l’on passe au-delà de la première impression, combinant ainsi les qualités des dessinateurs les plus mainstreams et des artistes plus complexes. Il garde aussi toujours un aspect pseudo-caricatural ET réaliste dans les mêmes images. L’équilibre de ses planches reste sans une erreur, son lettrage est raffiné, très adapté qui plus est à son propre style… Peut-être est-il temps d’arrêter là les qualificatifs : Kevin Nowlan est l’un des meilleurs auteurs de comic-books qui soient, et un véritable exemple pour à peu près tout professionnel du comic-book ; et son boulot sur Jack B. Quick, même s’il ne s’agissait que de quatre strips de six pages, lui a valu pour l’année le fameux Eisner Award du meilleur artiste**.

* à noter : Moore compare Jack B. Quick à Herbie, comic surréaliste humoristique des 60’s, qui a en fait peu de particularité avec Jack… sinon d’être unique dans son propre genre.

 

SPLASH BRANNIGAN (avec Hilary Barta) :

Splash Brannigan est un héros fait d’encre quadridimensionnelle, certes dit comme ça, ça ne veut rien dire, mais c’est cependant bien fun!

Daisy Screensaver dessine des comics pour la compagnie Kaput Comics ; elle est particulièrement «gironde», dirons-nous, rappelant les modèles féminins de pin-up (voire de Wallace Wood), c’est à dire avec un côté toujours décalé qui sépare le glamour (provoc et toujours à moitié parodique) du sous-porno (Top Cow & Co). Sydney J. Kaput, patron de Kaput Comics, est un hilarant mélange d’esclavagiste (eh, c’est un éditeur de comics, pas vraiment l’espèce la plus appréciée de Moore) et de dépressif ultra-nevrosé assez hilarant (les références à la fameuse «crise de l’industrie» sont légions).

Daisy cherche, bien sur, à tenir les «deadlines» du stupide comic de super-héros mensuel sur lequel elle travaille et, en manque d’encre, elle trouvera, caché dans une bouteille d’encre-miracle, comme un génie dans une lampe, le fameux Splash Brannigan, création d’un étrange mélange entre un artiste raté et un «mad scientist», un créateur fou, resté enfermé dans cette fiole.

A partir de là, Splash et Daisy vivent leurs aventures ensemble, le premier essayant de tripoter le plus possible la seconde tout en affrontant des éditeurs, des supervilains, les habituelles fins du monde et même parfois les horribles fans de comics. Ainsi Splash poursuit des criminels/artistes conceptuels en pénétrant à l’intérieur d’œuvres d’art, affronte un superheros steroïdé à la Liefeld dans une convention de comics et se doit, lui aussi, de rencontrer une version «négative» de lui-même, une tache blanche en l’occurrence.

Le pouvoir assez peu défini de Splash est une excuse pour Moore pour faire n’importe quoi (après tout, est-ce différent du Marvel Universe, où Lee et Kirby se permettaient de modifier du jour au lendemain les pouvoirs de leurs personnages?…) tant que ça sert son histoire ; on reste bien sûr de toute façon dans une parodie à la MAD, quand on ne va pas encore plus loin dans le délire.

Ces détails restent donc secondaires, puisque le réel intérêt de Splash est sa position en tant que personnage ouvertement avoué de bande dessinée (c’est à dire que Splash fait partie de ces personnages qui sont conscients de leur nature de personnages fictionnels, et lui ne s’en porte pas plus mal). A partir de là, la cible, le sujet principal, est l’industrie des comics, de l’aspect commercial qui meurt (représenté par Kaput) à la prétention de la scène underground (Gary Groth, fondateur des très sérieuses éditions Fantagraphics et du COMICS JOURNAL, y fait même une apparition … et y meurt de façon hilarante!), des fans aux artistes, … Abordant le sujet sous bien des angles mais étant, hélas, trop obscur pour qui ne connaît pas ces références, trop «incestueux», ce qui fait que le «discours» est au final assez plat. Quant à l’aspect humoristique, il est particulier, rentrant dans la surenchère du «plus de vannes, de gags et de ridicule par case, et tout ira pour le mieux» de MAD, toujours. Aussi, chaque dialogue contient une vingtaine de jeux de mots foireux, un ton particulièrement exagéré et des rimes et effets de langage très particuliers ; et c’est là un point fort de Splash Brannigan, mais intraduisible et dur à expliquer. Le texte, donc, fonctionne par rimes ou acrostiches répétitifs (tous les mots d’une phrase commencent, finissent ou contiennent les mêmes lettres ou sons), donnant des phrases hilarantes, ridicules, folles, mais de ce fait absolument intraduisibles.

Hilary Barta est un des plus fameux dessinateurs humoristiques de la BD américaine, et partageant avec Sergio Aragones le fait d’avoir aussi beaucoup travaillé sur les super-héros des deux grands, à la fois en tant qu’artiste humoristique (des strips parodiques sur les superheros, voire des histoires plus longues, comme son boulot sur PlasticMan ou ses nombreuses participations à l’anthologie humoristique Marvel  What The...) qu’encreur sur tous genres de titres (des X-Men pendant quelques temps à Superman) et artistes (Bogdanove, Blevins, Raney, Silvestri, Dwyer, …). Il a aussi bossé sur des comics moins «mainstream» comme les Empty Love Stories de Steve Darnall ou même le fameux MAD (et une pléthore de magazines humoristiques).

 

 

** LES RECOMPENSES :

Profitons de cet article pour noter que les Eisner et Harvey Awards, remis l’été 2000 (donc concernant l’année 99) ont célébré la naissance des ABC avec joie. Ainsi, si DC était l’editeur le plus célébré cette année là, plus de la moitié des nomination était dues aux ABC.

D’abord, en général, Alan Moore a gagné les 2 awards du meilleur scénariste, Todd Klein les 2 awards du meilleur lettreur et Alex Ross, l’Eisner award du meilleur «cover artist» pour ses couvertures sur les premiers numéros. Tomorrow Stories a obtenu les 2 awards de la meilleure anthologie, et était nommé comme meilleur publication humoristique. Tomorrow Stories # 2 était nommé pour l’Harvey du meilleur comic de l’année, et 2 histoires du titre (Greyshirt dans le # 2 et Jack B.Quick dans ce même numéro) ont été nommés pour l’Eisner de la meilleure histoire courte (soit là 2 nominations sur une seule catégorie de 5 nommés). Kevin Nowlan a remporté l’award du meilleur artiste ou équipe artistique (étaient aussi nommés les duos Williams/Gray et Ha/Cannon, soit 3 sur 5!!). Il était également nommé comme meilleur coloriste. Tom Strong # 1 a gagné l’Eisner award du meilleur comic de l’année (Promethea # 3 était aussi nommé). Et Tom Strong # 4-7 l’Eisner de la «meilleure histoire serialisée dans une série régulière». Top Ten a reçu les 2 awards de la «meilleure nouvelle série» (Tom Strong et Promethea étaient aussi nommés pour les Harvey, Promethea pour les Eisner) et l’Harvey de la meilleure série régulière (Pour cette catégorie, Promethea et Top Ten étaient nommés pour les Eisner). Soit une très bonne année pour le label.

Cette année cependant le souffle est un peu retombé, et les titres ABC n’ont obtenu que quatre Eisner Awards (seulement !…) Moore a remporté l’Eisner du meilleur scénariste pour les ABC, Top 10 celui de la meilleure série régulière, Promethea # 10 celui du meilleur épisode, et Todd Klein celui du meilleur lettrage. Par ailleurs, Moore et Klein ont également remporté pour cette seconde année leur Harvey Award respectif.

 

Cyrill

 

Dossier ABC :

Présentation du label. par Cyrill

Présentation et analyse de titre: Promethea. par Cyrill

Présentation et analyse de titre: Top 10. par Cyrill

Présentation et analyse de titre: Tom Strong. par Cyrill

Présentation et analyse de titre: Tomorrow Stories. par Cyrill

 

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